De Chine en Occident
est supposée se dérouler, sur une dizaine de milliers de kilomètres,
une route dite «de la soie»
en raison d'un commerce dont le principal produit aurait été
la soie chinoise.
La Route de la Soie
passe à partir de Xi'an par l'Asie centrale, le
Kirghizistan, l'Iran, l'Iraq, la Syrie pour aboutir
à la côte orientale de la Mer Méditerranée. Longue
de plus de 7 000 km, la Route de la Soie traversait la Chine sur 4 000 km.
Du 2ème siècle avant notre ère jusqu'à l'ouverture
de la Route maritime de la Soie, au 15ème siècle, c'était
par cette voie que les soieries, ainsi que d'autres inventions chinoises
telles que la poudre, le papier et l'imprimerie parvinrent en Europe, tandis
qu'en Chine arrivaient les religions du bouddhisme, du nestorianisme, de
l'Islam et les cultures et arts de ces derniers; certains produits spéciaux
de l'étranger, comme les raisins, les noix, les grenades, les concombres,
le verre et les épices, durent aussi être introduits en Chine.
L'Eurasie comprend trois poches
de civilisation (le monde de l'Antiquité occidentale, l'Inde
et la Chine), auxquelles la logique de leur fonctionnement impose l'échange.
Or, implantées à la périphérie de l'Eurasie,
elles sont séparées par des étendues peu propices
aux communications. Il est donc vital pour ces civilisations d'établir,
malgré la géographie, des liens entre elles.
La mer pouvait sembler le meilleur moyen de relier
l'Asie à l'Europe, mais l'Afrique représente un tel
obstacle que le recours à la voie terrestre en devient rentable.
Ce choix impose cependant d'aménager sur des milliers de kilomètres
au minimum quelques pistes, appelées «route» par complaisance
linguistique. Il a existé d'autres itinéraires, à
travers les steppes du Nord ou les forêts par exemple, mais qui
répondaient à d'autres objectifs.
La Route de la soie devant mettre en relation
les éléments d'un tripode, elle forme un Y, dont l'intersection
se trouve en Asie centrale. La géographie physique précise
les endroits par lesquels cette voie est susceptible de passer, tout en
proposant des variantes. Schématiquement, l'Asie centrale est enserrée
par deux séries d'accidents difficiles à franchir: dans
sa partie occidentale, des mers intérieures, comme la Caspienne;
et dans la partie orientale, des montagnes, notamment l'Himalaya.
De telles conditions fixent le foyer des communications de l'Eurasie entre
la ligne des montagnes et celle des mers, dans ces régions jadis
appelées Bactriane et Sogdiane – aujourd'hui Turkménistan
et Ouzbékistan ; plus précisément dans des villes
comme Merv, Samarkand ou Boukhara.
La question du centre est cependant plus compliquée, car une autre
barrière montagneuse, celle de l'Hindou Kouch, oppose également
un obstacle au passage entre Asie centrale et Inde. De ce fait, il existe
potentiellement deux autres centres : l'Afghanistan, qui est moins un
pôle d'accueil que de répulsion, et accessoirement le bassin
du Tarim, qui contrôle certaines passes conduisant en Inde.
À partir du centre de l'Asie,
la route est composée de trois segments : l'un dirigé
vers la Chine, l'autre vers l'Inde, le troisième vers le monde
méditerranéen ; plus on est à l'est et plus les contraintes
physiques sont fortes, au point qu'il n'est possible de sortir de Chine
que par une seule voie.
C'est pourquoi nous aborderons la lecture de la route à partir
de la Chine, sans perdre de vue qu'au moment où la route fonctionnait
le mieux, au temps des Mongols, le trajet de Pékin à la
Crimée nécessitait neuf mois!
La branche «chinoise»
Le point de départ est en Chine du Nord, à Changan, noyau
de l'unité chinoise.
L'Empire chinois aura toujours tendance à revenir à ce pôle
stratégique, Pékin n'étant que l'ultime étape
de la Route de la soie, matérialisée par la Grande Muraille,
enceinte autant que route.
La route passe par Lanzhou, puis contourne le massif himalayen entre le
piémont des Nanshan et les steppes du Gobi jusqu'à la région
de Dunhuang, où se marque la sortie du territoire chinois, symbolisée
par une «tour de jade».
Le franchissement de la barrière
montagneuse
Au-delà, doit s'opérer un choix pour franchir la barrière
montagneuse qui s'étend du Tibet à la Mongolie. Elle comporte
des trouées d'autant plus aisées à traverser que
l'on se déporte vers le nord. Le choix de la route est donc fonction
d'une péréquation entre longueur, difficulté et sécurité
: la route du nord passe par la dépression de Tourfan pour atteindre
la région du lac Balkhach; la route du sud s'enfonce dans le cul-de-sac
du bassin du Tarim.
La première fait un crochet (de l'ordre d'un millier de kilomètres
par rapport au trajet le plus court) pour passer par des régions
relativement accessibles (ultérieurement empruntées par
le chemin de fer), mais où la sécurité politique
est aléatoire.
La seconde franchit la montagne par des passes difficiles, mais permettant
de déboucher directement en Asie centrale, d'où l'on atteint
le monde iranien, et au-delà le monde méditerranéen
(du Tarim on peut également aller au Cachemire indien).
En Asie centrale
Une fois en Asie centrale, les routes se classent en deux catégories,
en fonction des directions: le sud (l'Inde) et l'ouest.
La première constitue la branche méridionale de la Route
de la soie: les pistes traversent l'Afghanistan, via Begram, pour aboutir
à la région de Taxila et de Peshawar, et de là drainer
la vallée de l'Indus et celle du Gange (mais on peut considérer
que l'on entre alors dans le réseau des routes indiennes).
La seconde, celle de l'ouest, offre trois possibilités, qui rappellent
celles évoquées à propos des passes montagneuses,
en termes de contournement des mers intérieures ou de franchissement
naval: soit on passe au nord des mers intérieures, de manière
à rejoindre l'Ukraine et la Crimée, et l'on reste dans la
logique des itinéraires caravaniers archaïques, à travers
des zones longtemps considérées comme «barbares»;
soit on opère un transit naval pour aboutir au nord ou au sud du
Caucase; soit on passe au sud de la Caspienne pour atteindre le Proche-Orient
en suivant la route des capitales iraniennes.
Mais à nouveau, on sort de la Route de la soie au sens exact, pour
entrer dans le réseau routier du Proche-Orient.
Genèse de la Route de la soie
La communication longitudinale intereurasiatique est relativement récente.
De fait, l'Asie intérieure semble avoir été peuplée
tardivement, moins selon une progression d'ouest en est des hommes, que
par vagues successives du sud vers le nord.
Il faudra attendre l'apogée de la dernière grande glaciation
(la seconde moitié du paléolithique supérieur, vers
- 20000) pour trouver d'évidentes traces de communications interrégionales
(par exemple, ces motifs décoratifs que sont les bandes dites «grecques»,
que l'on retrouve de la Mongolie au monde grec).
Avec la fin de la glaciation, qui remet les hommes en mouvement (vers
- 10000), on constate, au fil d'un temps culturel qui s'accélère,
l'existence de voies de migrations entre l'Occident et l'Orient. Ainsi
le déplacement des populations indo-européennes d'Ukraine,
qui investissent d'abord l'Asie centrale, puis se répandent en
éventail à travers le plateau iranien en Mésopotamie
et en Inde, tout en poursuivant leur progression jusqu'aux portes du monde
chinois, matérialise-t-il linguistiquement la future Route de la
soie.
On constate également la diffusion des savoir-faire (métallurgie,
etc.), ainsi que celle des matières premières (jade, etc.).
Du néolithique au début
de l'histoire
L'organisation des premiers segments de la future route est à porter
au crédit des Mésopotamiens.
L'acquisition de techniques élaborées d'organisation de
l'espace (irrigation, architecture) leur permet de constituer un modèle
de sociétés urbanisées qui se répand à
partir du IIIe millénaire sur le plateau iranien, ainsi que dans
les deux espaces qui l'enserrent: le bassin de l'Indus et la Turkménie.
Ces ensembles entretenaient des liens économiques avec des régions
souvent lointaines, grâce à la domestication animale, notamment
celle du chameau de Bactriane, et au progrès technique des moyens
de communication (véhicules à roues, entre autres).
Au IIe millénaire, apparemment en relation
avec une augmentation de l'aridité en Asie centrale, l'urbanisation
décline (sauf en Mésopotamie irakienne), en même temps
qu'arrivent les Indo-Européens de la steppe. Les ensembles politico-économiques,
préindo-européens, se fragmentent en sociétés
plus modestes, souvent en voie d'indo-européanisation, lesquelles
témoignent de leur adaptation à la nouvelle écologie
en élaborant des techniques d'irrigation d'une grande complexité.
Au terme de la mise en place de cette nouvelle trame intervient une redéfinition
des équilibres socio-économiques, conduisant à la
nécessité d'aménager une Route de la soie. En effet,
au cours de la première moitié du Ier millénaire
av. J.-C., la circulation des personnes et des biens est modifiée
par la diffusion du nomadisme pastoral monté et par la naissance
de l'économie monétaire.
La naissance du concept de route
Le nomadisme pastoral monté, qui constitue le cœur de l'Eurasie
en un ensemble dont l'unité est matérialisée par
l'art des steppes, pose le problème du contrôle des communications;
quant au développement du commerce et de la monétarisation
des sociétés, il détermine l'émergence de
spécialistes marchands, pour lesquels échanges et transport
sont un métier, et qui utilisent les itinéraires à
titre professionnel: ainsi naît le concept de route. Sur ces bases,
le phénomène s'analyse moins pour lui-même que dans
un rapport triangulaire entre les États issus des trois aires de
civilisation, et dont l'objectif est de contrôler le plus long trajet
possible. Les sédentaires des oasis de l'Asie centrale tiennent
les points de passage et les marchés, car les nomades de la périphérie
sont incapables de gérer les routes (et de s'installer dans ces
secteurs dépourvus de pâturages), mais sont toujours en mesure
d'exercer un chantage. Trois grandes périodes, où alternent
les cycles d'unification et de fonctionnement avec ceux de segmentation
et de ruine, sont ainsi déterminées en fonction des modalités
de gestion de cette route.
Mise en forme par les «empires»
Le début de l'histoire de la route est lié au développement
d'une formule politique, l'empire, née au confluent des modèles
des nomades pastoraux indo-européens et de ceux des sédentaires
agraires sémitiques. La route se répand à travers
l'Eurasie, pour donner à de grands États les moyens de dépasser
les clivages régionaux, de rayonner au-delà des frontières
naturelles et de contrôler la Route de la soie.
La route est mise en place au Proche-Orient par les Assyriens, quand ils
élaborent, avec Sargon II (722-705), une formule préimpériale
de prise en main des itinéraires qui traversent le Caucase et le
plateau iranien, en s'attachant les tribaux indo-européens voisins
(Scythes, Mèdes, Perses) établis aux points d'articulation
des voies d'échanges.
À travers le plateau iranien (de 700 à
400 av. J.-C.)
Le premier segment de la route prend corps lorsque les Perses donnent,
avec Cyrus (556-530), le fondateur des Achéménides, une
cohésion au premier ensemble impérial du monde, composé
du Proche-Orient, du plateau iranien et partiellement de la vallée
de l'Indus et de la Turkménie. Cyrus étend son protectorat
sur les Saces d'Asie centrale et établit au Fergana une tête
de pont, Cyropolis, sur les voies qui conduisent en Chine à travers
le bassin du Tarim, occupé alors par des Indo-Européens
en cours de sédentarisation.
Les Iraniens vont y favoriser la diffusion d'une véritable civilisation
à la fois agraire, urbaine et commerçante.
Reste à étendre et à matérialiser l'opération
jusqu'à relier l'Empire perse aux espaces indien et chinois, où
des États «centralisés» se mettent en place
et où se développe l'usage de la monnaie.
Cette expansion est le fait des trois peuples qui, dans le sillage des
Achéménides, s'éveillent à leur tour à
l'idéal impérial.
L'opération perse est en effet relayée, puis poursuivie,
par Alexandre le Grand, qui, après avoir annexé l'ensemble
iranien au monde grec, entraîne l'organisation d'un premier empire
aux Indes, celui des Mauryas (320-185).
Il provoque ensuite en Chine du Nord, au point d'aboutissement des pistes
caravanières d'Asie centrale, l'émergence de l'État
des Qin, noyau de l'Empire chinois.
L'apparition des soies chinoises en Inde du Nord et en Iran concrétise
cette mise en synchronie des espaces.
L'émergence du centre bactrien (de 400 à 100 av. J.-C.)
Le partage de l'empire d'Alexandre entre Séleucides et Parthes,
suivi de la sécession de la Bactriane (245), révèle
paradoxalement que la route fonctionne désormais par elle-même,
et son centre émerge puissamment avec son autonomie.
Une synthèse culturelle symbolisée par l'art gréco-bactrien
s'amorce en effet en Bactriane, au cœur des segments convergents
de la route; elle donnera plus tard l'art gréco-bouddhique, ou
du Gandhara, lequel se diffusera à travers l'Asie centrale.
Ce dynamisme de la Bactriane sert d'exemple aux principautés qui
s'organisent le long des voies caravanières à travers le
bassin du Tarim. Par leur canal le modèle impérial atteint
l'Extrême-Orient, conduit à la constitution de l'Empire qin
en Chine (221), puis à son symétrique chez les nomades de
la steppe, les Xiongnu (220).
Le contrôle des routes vers l'Asie centrale
Ces deux empires entrent alors en compétition pour contrôler
les routes commerçantes vers l'Asie centrale.
Les Xiongnu imposent leur protectorat aux principautés et aux Républiques
marchandes de Sérinde, tout en provoquant des troubles qui font
disparaître l'État central gréco-bactrien (135 av.
J.-C.).
La nouvelle dynastie impériale chinoise des Han ne pouvait manquer
de réagir. Après s'être militairement frayé
une voie jusqu'au Fergana, à l'ouest du Pamir, les Chinois remontent
vers le nord et brisent l'empire des Huns (121 av. J.-C.). Puis ils installent
des garnisons le long de la route, du Gansu à Kokand, et achèvent
leur action par l'échange d'ambassades avec les Parthes, nouveaux
maîtres de l'Iran et qui étendent leur action jusqu'en Mésopotamie.
Entre Iran, Chine et Inde
Ainsi officiellement ouverte, la route fonctionne désormais à
plein. Les Chinois apparaissent dans les sources occidentales, et l'usage
de la soie se répand à Rome.
Quant aux Sogdiens, qui parlent une langue appartenant au groupe iranien,
ils reçoivent probablement des Parthes leur écriture, dérivée
de l'araméen, grâce à laquelle le sogdien deviendra
la langue de l'Asie intérieure.
Mais l'espace entre Parthes et Chinois est trop distendu, et la potentialité
d'empire, qui réside dans ce no man's land, est alors relevée
par une dynastie indo-européenne sédentarisée, les
Kushanas. À partir de la Bactriane, où ils sont installés,
ils s'étendent le long de la Route de la soie pour remplir l'espace
politique entre l'Iran, la Chine et l'Inde, et fonder un quatrième
empire, qui assure la sécurité du passage des cols.
Gestion pluriimpériale de la
route (de 100 av. J.-C. à 200 apr. J.-C.)
Par ce biais les influences occidentales se diffusent le long de la route,
et les premières communautés bouddhistes apparaissent en
Chine. Si à la fin du Ier siècle les Empires romain, parthe,
Kushana et Han semblent vivre en harmonie, les Parthes s'arrangent pour
empêcher l'établissement d'un contact entre les Han et les
Romains, afin de continuer à tirer bénéfice de leur
position d'intermédiaire.
Les Romains s'efforcent bien de contourner l'Empire parthe en dédoublant
par le nord la Route de la soie, mais ils ne vont guère au-delà
de l'Asie centrale.
Si Occidentaux et Chinois commencent à se faire une image plus
juste du continent eurasiatique, il reste que, pas plus les uns que les
autres, ils ne parviennent à acquérir une idée claire
de l'autre (indice révélateur autant de la réussite
que des limites de l'échange).
De fait, après une période d'apogée, qui dure jusqu'en
plein IIe siècle apr. J.-C., cet équilibre géopolitique,
symbolisé par la diffusion de l'hellénisme et du bouddhisme,
se rompt par sa composante chinoise: l'empire des Han, à la suite
d'un affaiblissement intérieur et du retour offensif des Xiongnu
dans le bassin du Tarim, se désorganise.
Les Sogdiens, gestionnaires de la route
S'ouvre alors la deuxième phase de l'histoire de la route: celle
où les populations du cœur de son dispositif parviennent,
malgré l'éclatement régulier des empires et la pression
des nomades, à en assurer la gestion; non en fondant un État
impérial, mais en conservant la cohésion polymorphe de leur
culture syncrétique, qualifiée généralement
de «sogdienne» (ce terme englobe d'autres peuples, de la Chorasmie
au Gansu).
Éclatement des empires
Les quatre espaces politico-économiques tributaires de la route
entrent alors en crise: la Chine éclate en trois royaumes (220-280),
les Parthes sont renversés (224), Rome sombre dans l'anarchie militaire
(235-268), et l'empire des Kushanas s'émiette (242).
L'équilibre se recompose, grâce à l'ouverture des
voies de communications maritimes, et se recentre sur l'Iran, dont les
Sassanides (226-651) prennent le contrôle, étendant leur
protectorat sur la myriade de pouvoirs qui émergent des décombres
de l'Empire kushana, à chaque point d'articulation de la route.
Ces pouvoirs s'adaptent en ajoutant une strate à leur syncrétisme,
celle de l'iranisation (par le biais de laquelle vont se diffuser nestorianisme,
manichéisme, etc.), et en assurant le maintien en activité
de segments d'une route des échanges terrestres bien amoindrie.
Émergence des Sogdiens (de 200 à 500)
Le développement du commerce maritime, qui autorise la recréation
d'un second pôle impérial de prospérité au
côté des Sassanides, celui de l'Inde des Gupta (308-535),
accompagne la perte de substance de l'Eurasie intérieure, où
la pression des Barbares, venus de l'est par ondes, pèse sur les
États, dont le destin était lié à la route.
À l'est, la Chine du Nord ruinée (311) retourne
à la barbarie, perdant l'usage de la monnaie.
Au centre, les vagues hunniques battent l'Asie centrale (350); enfin,
à l'ouest, les Germains écrasent les Romains (378).
Les principautés articulatoires d'une route où le volume
des transactions décroît d'année en année parviennent
néanmoins à survivre en jouant des souverainetés
sassanide, gupta et hunnique, devenant le creuset culturel de l'Asie centrale.
C'est ainsi que les populations du bassin du Tarim adoptent l'écriture
gupta.
Réunification de la Chine
Après la réunification de la Chine du Nord par les Turcs
Toba (386-534), la moitié orientale de la route retrouve, pour
un temps, sa fonction, ce dont témoigne le renouveau de l'influence
sassanide sur la Chine du Nord.
Mais la pression de la steppe se maintient, et deux groupes barbares édifient
de précaires «empires» sur le segment de route qu'ils
occupent: au centre, les Huns Blancs (ou Hephthalites) en Bactriane, à
l'ouest, les Huns en Ukraine.
Dans les deux cas, il s'agit autant de commerce que de
razzias. Au moins la Chine, dont l'unité est provisoirement reconstituée
(440), en profite-t-elle pour relancer son commerce à travers l'Asie
centrale, d'où elle reçoit une profonde influence de l'Empire
sassanide en pleine expansion.
L'apogée de la civilisation sogdienne (de 500
à 800)
La dynamique de la route se réenclenche d'autant mieux que les
Huns Blancs, après avoir déstabilisé l'empire des
Gupta (535) et entraîné la dépression des échanges
maritimes, sont chassés (552) par une coalition des Sassanides
et des Turcs de Mongolie.
Ces derniers fondent un empire (565), dont ils confient la gestion aux
Sogdiens (leur écriture sera ultérieurement utilisée
pour noter la langue turque), lesquels établissent des itinéraires
directs avec l'Empire byzantin pour éviter le transit par l'Empire
sassanide; les monastères bouddhiques servent d'hôtellerie
et de banque. La reprise du commerce se confirme et la Chine retrouve
avec les Sui (589-610) les moyens de mettre un terme à sa fragmentation,
tout en ouvrant une période d'échanges exceptionnels avec
les Sassanides.
Les Tang et les Khasars
Le grand commerce, qui achève de se rétablir le long de
la route, autorise en Chine la profonde restauration des Tang (618-907),
ainsi qu'à l'ouest l'émergence des Khazars, qui stabilisent
les voies commerciales d'Europe orientale. Harmonisée par les Sogdiens
et les Turcs, cette reconstruction aurait pu conduire à une situation
d'équilibre rappelant celle du début de l'ère chrétienne,
mais elle mène au contraire à l'affrontement des Empires
romain et sassanide, lequel s'achève par leur commune défaite
devant l'Islam: partielle pour le premier, totale pour le second (642).
Si elle autorise la Chine des Tang à étendre son protectorat
sur les restes de l'Empire sassanide, et à apparaître comme
le régent de la Route de la soie, le succès est factice
pour deux raisons: l'Islam relance l'économie par voie maritime
et finit par accéder, depuis l'Iran, à la Bactriane, où
les Sogdiens sont soumis (712-722), avant d'affronter les Tang, défaits
à la bataille de Talas (751). Ce succès, qui brise l'homogénéité
séculaire de la Route de la soie, déclenche autour des Sodgiens
et de l'Asie centrale, au-delà de la rivalité entre Arabes
et Chinois, un affrontement entre Turcs restés barbares, qui entrent
dans la clientèle islamique, et Turcs «sogdianisés».
Il confirme la segmentation de la route, laissant le champ libre à
toutes les ambitions périphériques, dont celle des Tibétains.
Disparition des Sogdiens
Si au rythme de la désorganisation de la route, qui entraîne
à la fois le déclin des Khazars, à l'ouest, et celui
des Ouïgours (alliés des Tang), à l'est, les Sogdiens
passent sous tutelle, ils n'en conservent pas moins un dynamisme culturel,
qui transparaît chez les Xi Xia bouddhistes du Gansu (840-1030),
les Ouïgours bouddhistes du Tarim (840-1130) et les Samanides musulmans
de Boukhara (875-989), lesquels érigent leur territoire en États
tampons entre les Empires islamique et chinois décadents.
Rupture de l'Islam et de la Chine (de 800 à
1100)
Cette érosion, qui aboutit à la perte de substance du califat
abbasside (932) et à la disparition des Tang (936), provoque la
fracture des deux espaces, dans laquelle s'engouffrent les Turcs d'Asie
centrale, qui signent leur volonté de prise en main de ce qu'il
reste des itinéraires de la Route de la soie, en s'islamisant:
Kharakhanides (950) – qui, en retour, entreprennent l'islamisation
du Xinjiang –, puis Rhaznévides (962), Seldjoukides, etc.
La complexe culture sogdienne de langue indo-européenne se réduit
à quelques poches. Entre mondes islamisé et bouddhiste,
la communication se coupe, et la route cesse, pour près de trois
siècles, d'assurer sa fonction de communication. Les derniers États
qui en vivaient s'effondrent, à commencer par celui des Khazars,
qui est conquis par les Russes (968).
Le déferlement des peuples turcs le long de la Route de la soie
provoque une implosion de l'Eurasie centrale et des espaces périphériques,
conduisant à un resserrement des échanges sur les voies
maritimes. Cela favorise l'émergence de pouvoirs tournés
vers la mer: la nouvelle dynastie des Song du Nord en Chine (960-1127),
l'Asie du Sud-Est, l'Inde du Sud et l'Occident chrétien.
La seconde tentative nomade
La troisième phase débute avec la soumission des Sogdiens,
islamisés et turquisés, et la dissolution des pouvoirs impériaux
à même d'assurer le maintien de la route.
Un peuple d'Asie centrale resté nomade, les Mongols, prend le contrôle
de cette route, non plus à partir des États agraires du
Sud mais à partir de la steppe du Nord, et, inversant les logiques
historiques précédentes, s'appuie sur elle pour tenter de
former un Empire universel, avant d'en être dépossédé
localement par un retour en force des Empires latéraux, russe et
chinois, et plus largement par la domination des puissances maritimes
prééminentes depuis le contournement de l'Afrique par le
Portugais Vasco de Gama en 1497.
La réouverture de la route par les Mongols
(de 1100 à 1400)
Pendant que dans sa moitié ouest la Route de la soie perd progressivement
toute fonction, elle est investie dans sa moitié est par des Protomongols
venus de l'est, les Khitan, qui, au lendemain de la disparition des Tang,
relèvent la dignité impériale en fondant une dynastie
sinisée, les Liao (937-1125).
Aux confins de la Chine du Nord et de la Mongolie méridionale,
ils glissent le long de la route pour aller fonder, dans la tradition
culturelle sogdienne, le khanat bouddhiste des Kara Kitay (1130-1218),
à cheval sur le bassin du Tarim et sur la Bactriane, ce qui inverse
le sens de l'histoire en chassant les Turcs Karakhanides islamisés,
qui se mettent au service de Muhammad de Rhur pour aller conquérir
l'Inde du Nord.
Constitution de l'Empire mongol
Pendant ce temps, les populations mongoles s'organisent sous la conduite
de Gengis khan (1202). En un demi-siècle, elles édifient
un immense empire, qui couvre la quasi-totalité de l'Eurasie, de
la Corée à la Hongrie et de l'Asie centrale jusqu'à
la Mésopotamie, et rouvrent ainsi la route.
Mais la perspective n'est plus la même; achevant
les destructions islamiques et turques, les Mongols substituent à
l'héritage agraire la paix des cimetières et des pâturages.
S'ils autorisent ainsi la circulation par la route, ils l'ont réduite
pour longtemps à cette seule fonction. Ils l'ont en réalité
vidée de son support et profondément fragilisée.
L'Islam s'engouffre dans la brèche, et des communautés islamisées
prennent le relais des Sogdiens jusqu'en Chine.
Éclatement de l'Empire mongol
Au XIVe siècle, l'Empire mongol éclate, et la route se redivise
en segments, qui vont jouer chacun pour leur compte. Et ce d'autant plus
qu'avec le renversement des Mongols par les Ming (1368) la Chine se replie
sur elle-même et bouche pour deux siècles le terminus oriental
de la route. Tamerlan, maître de la Transoxiane depuis 1363, tente
de réitérer l'opération mongole à partir de
l'Asie centrale, et sur une base islamique, mais il ne parvient pas à
aller au-delà de l'habituel contrat géopolitique centré
sur l'Iran.
Transformation des échanges (de 1400 à
1700)
Au lendemain de la mort de Tamerlan (1405), son empire se disloque, et
les relations continentales entre l'Extrême-Orient et l'Asie se
coupent.
Sur cette route, amputée de son débouché oriental
par les combats entre Mongols repliés en Mongolie et Ming, et qui
se disputent le contrôle du couloir du Gansu, une activité
se maintient, au moins dans sa moitié orientale; cette dernière
autorise le renouveau cyclique de tentatives impériales locales
qui avortent rapidement, telle celle d'Abdul Khayr (1428-1468), installé
à l'articulation de l'Asie centrale et de l'Ukraine.
De fait, les émirats turcs ou mongols turquisés ne peuvent
qu'affronter leurs rivalités croisées du bassin du Tarim
à la Crimée et de l'Inde du Nord à l'Anatolie, et
éclater en khanats rivaux, à l'image d'un monde musulman,
qui, sauf exception, se féodalise.
L'usure du potentiel de coordination qu'offre la Route de la soie devient
bientôt telle que les khanats échelonnés le long de
son trajet se désagrègent et contrôlent de moins en
moins les tribaux irréguliers répandus de l'Ukraine à
la Mongolie.
Une ultime tentative de contrôle
Une dernière fois, les gens de Bactriane emmenés par Baber
de Samarkand (1519-1530), tentent de reconstituer un empire articulatoire
entre Asie centrale et Inde du Nord; ils ne réussissent qu'à
fonder un empire dans la seule Inde, celui des Grands Moghols.
De fait, le contournement de l'Afrique par les Portugais achève
de faire perdre sa raison d'être à la route, et les Ming,
qui ne peuvent se débarrasser des Mongols, se contentent de couvrir
leur frontière, par la restauration de la Grande Muraille.
À l'autre extrémité, les Slaves réabsorbent
les khanats dans une logique agraire et ouvrent leur propre voie commerciale
en direction du monde chinois à travers la Sibérie centrale.
Le segment méridional de l'ancienne route s'inscrit désormais
dans une autre logique d'échange et favorise l'émergence
spécifique de trois empires voisins: Turcs Ottomans, Iraniens Séfévides
et Grands Moghols.
Ainsi verrouillé au sud, le monde résiduel de l'ancienne
route est prisonnier de la marche convergente des empires périphériques,
russe et mandchou, qui, après leur signature du traité de
Nertchinsk (1689) grâce à la conciliation des jésuites,
transforment l'Asie centrale en nasse pour les khanats turcs et mongols.
La Route de la soie renaîtra-t-elle?
Après avoir écrasé les Mongols de Dzoungarie (1771),
les Mandchous prennent en main l'essentiel du reliquat du domaine de l'ancienne
route. Ils étendent leur protectorat jusqu'à la mer d'Aral,
où convergent les pouvoirs russe et perse, lesquels en ont profité
pour étendre leur zone d'influence. On peut alors dire que l'espace
de la Route de la soie est totalement partagé entre les États
environnants.
Au rythme des révoltes locales, le XIXe siècle voit la transformation
des protectorats en contrôle administratif.
Les Russes poursuivent leur progression le long de l'ancienne route, repoussant
la zone d'influence chinoise à la hauteur de la barrière
montagneuse; ils occupent l'Asie centrale, reprenant le traditionnel projet
des gens de Bactriane, avec l'espoir de déboucher sur les mers
chaudes.
Le XXe siècle
semble voir se rééditer l'opération des Gengiskhanides
au bénéfice des Soviétiques: après s'être
débarrassés des vieux khanats de Chiva et de Boukhara, ils
prennent le contrôle de toute l'Asie centrale jusqu'au Xinjiang
compris, puis répandent le communisme en Chine, réunifiant
une route désormais doublée par un chemin de fer.
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